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PRÉAMBULE(R)

effeuiller le millefeuille

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Il me semble avoir depuis toujours une tendance naturelle à l'effeuillage :
disjoindre, démonter ;
dépouiller, dégager, découvrir ;
dénuder ;
détacher, effiler et séparer,
mais surtout démultiplier
et décupler.


Enfant j’aimais déguster à part le biscuit de son chocolat ; ou, plaisir plus rare et fin car d’autant plus ardu et appliqué, exploit intime, inaperçu dans le théâtre de l’assiette lorsqu’un repas de famille bruyant : extirper une à une hors de leur gangue de crème les strates friables d’un millefeuille.

Le millefeuille reste pourtant d’une satisfaction modique, puisque son nom même clame sa nature. Des charmes attendus, dont la dégustation laisse peu le goût de découverte. Révéler les différentes couches d’un ongle ou d’une feuille de papier, en revanche, donne le sentiment d’une invention : archéologie improvisée sur un coin de table et qui se donne des airs d’éclosions, loin du formalisme de la dissection ; miracle autrement plus tangible que la multiplication des pains. L'intérêt est moins dans la jouissance du nombre obtenu que dans la magie de cette transformation, et effiler le tissu autours du trou n’offre de satisfaction que jusqu’à l’instant où toutes les fibres sont tombées, inertes éparses et sans formes, piètre promesse de récupération pour ces unités bientôt emmêlées et inutilisables.

Le délice de déceler ce pluriel derrière l’uni n’est certes pas réservé à la recherche du bout de l’ongle ; une fois accoutumé à l’exercice, les mots deviennent matière tout aussi grisante. Qui se cachent dans les néologismes et les mots-valises, qui sont les fixes des suffixes et préfixes ? Puis c’est le grand vertige de l’étymologie, les langues se rencontrent, les sédiments du temps cachent mille détournements, et plus son passé se raconte, plus le mot se trouble, se désunit, et en se précisant il quitte l’acception unique qu’on lui prêtait.
Toute pensée se fait jeu, et même les idées ne se laissent pas facilement attraper, sitôt cernées elles se délitent, se ramifient, prolifèrent en de nouvelles directions, ricochent et rebondissent en se répondant, kaléidoscope jouissif et sournoisement abyssal.

Sans doute ne puis-je présumer que de telles échappées soient partagées, ou partageables. Même s’il est autant de manières de déguster que de mangeurs, et que tout le monde n’appreciera pas effeuiller le millefeuille jusqu’à s’y perdre ; au moins ai-je le souvenir d’une gourmandise partagée par toute la tablée lorsque ma grand-mère trancha le superbe édifice, découvrant toutes ses couches dans un craquement prometteur.


Bouchées dévorantes ou grignotages clairsemés — puisse le présent millefeuille, aimables lecteur·ice·s, vous ouvrir l'appétit !





POSTAMBULE(R)

mon premier palimpseste

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Je fais partie d’une génération pour qui les tableaux à craie, d’un vert très sombre, sont emblématiques de l’apprentissage. Pour mes parents, ils étaient plutôt en ardoise noire, pour ma petite soeur des tableaux blancs à feutres effaçables, pour mes petites cousines et cousins, ce sont des écrans, des vidéo-projecteurs, parfois même couplés à des stylets connectés.
Quoiqu’il en soit de ces différences, nous sommes tous dans la même salle de classe, à regarder vers cette surface unie qui affiche successivement de la grammaire, de l'arithmétique ou de l’histoire ; du Français, de l’Espagnol et de l’Allemand ; des mots, des nombres et des graphiques ; les consignes professorales ou les exposés des camarades ; les énoncés immuables à apprendre par coeur et la fraîche pensée à l’oeuvre d’une démonstration en cours… ​​ Audrey, au tableau ! 

Je ne me souviens pas de m’être demandée avec mes condisciples une seule seconde avant aujourd'hui tout ce qu’aurait pu raconter support du tout et du n’importe quoi, et que nous passions des heures à fixer. Pourtant la craie était coriace, et souvent les coins mal effacés laissaient deviner les traces du cours précédent, comme un témoignage de la superposition des disciplines enseignées successivement dans le même espace.
Les traces de succession sont plus rares quand la classe est sur vidéoprojecteur, mais enfin je crois que mes cousines, petites poucettes dirait Michel Serres, n’ont pas besoin de cela pour avoir l’intuition de la versatilité des surfaces, avec leurs écrans au bout des doigts en toute occasion.

Peut-être est-ce le souvenir d’une telle habitude d'effacement et de réécriture qui me fait trouver le processus de fabrication du palimpseste si évident et familier, et la navigation en son sein pourtant si troublante. Le palimpseste incarne visuellement le fait que ces surfaces qui nous entourent ont un passé et pourraient avoir une mémoire, alors même que leur efficacité est fondée sur l’effacement. Effacement qui conduit à un oubli certes relatif, car une fois l’énoncé effacé du tableau, (bloc-note magique s’il en est) on espère bien que les cahiers, et surtout la mémoire, prendront le relais.

Il ne s'agit pas de souhaiter que les tableaux verts de nos apprentissages aient été des palimpsestes conservant chaque trace dans le champ du visible : leur principe même installe déjà les conditions de la rémanence, la conscience d’inscriptions précédentes qui pourraient resurgir. Une forme de mémoire donc, qui ne fonctionne sainement que grâce à l’effacement : comme le conclut Milad Doueihi au micro de Xavier Delaporte,  si nous n’oublions pas nous devenons des monstres , un peu comme Funès, personnage de Borgès qui n’oublie rien, et meurt vite noyé dans le trop plein de ses souvenirs.
Il suffit de voir resurgir du passé des images anciennes pour interroger les modèles qui structurent profondément nos espaces de pensées. Alors le palimpseste se superpose au tableau vert, qui lui-même, n’est pas totalement dissimulé pas les écrans…

  1. SERRES Michel, Petite Poucette, 2012, éditions Le Pommier.
    Serres fait référence aux enfants du numériques, digital natives, qui pianotent sur leurs smartphones avec leurs pouces.
  2. FREUD Sigmund,  Note sur le “bloc-notes magique” , in Huit études sur la mémoire et ses troubles, 2010 [1925], Paris, Gallimard, p. 129-141. Traduit de l’allemand par Denis Messier.
  3. DE LA PORTE Xavier,  Pour un internet bête - une critique de l’intelligence en informatique , interview radiophonique de Milad Doueihi dans l'émission Le code a changé sur France Inter, 32 janvier 2022, dernier quart de l'émission.
  4. BORGES Jorge Luis,  Funes ou la Mémoire , in Fictions, 1974 [1944], Folio.
  1. Illustration personelle en gif animé, issue du clip  A Girl Like Me , du group de K-pop Gugudan, extrait de l'album Act.2 Narcissus, en février 2017, à 2'34'' : croustillante démonstration de l'utilisation d'un tableau à craie.

1 SERRES Michel, Petite Poucette, 2012, éditions Le Pommier. Serres fait référence aux enfants du numériques, digital natives, qui pianotent sur leurs smartphones avec leurs pouces.
2 FREUD Sigmund,  Note sur le “bloc-notes magique” , in Huit études sur la mémoire et ses troubles, 2010 [1925], Paris, Gallimard, p. 129-141. Traduit de l’allemand par Denis Messier.
3 DE LA PORTE Xavier,  Pour un internet bête - une critique de l’intelligence en informatique , interview radiophonique de Milad Doueihi dans l'émission Le code a changé sur France Inter, 32 janvier 2022, dernier quart de l'émission.
4 BORGES Jorge Luis,  Funes ou la Mémoire , in Fictions, 1974 [1944], Folio.